• Nid de démon decouvert : MArc5 v 9

     

    Bienaimés démeurer bénis !

    Après  avoir lu cet article si quelqu'un suit encore les évangélistes de la propsérité...dommage !

    Nid de démon decouvert : MArc5 v 9

     

    Source :www.politique-africaine.com/numeros/pdf/082024.pdf

     

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

    de richissimes pasteurs

    Prospérité miraculeuse :

    les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria

    Au Nigeria, comme dans d’autres pays du continent, on

    assiste à l’apparition d’une nouvelle figure de la réussite

    sociale et du pouvoir, celle des dirigeants des nouvelles

    organisations pentecôtistes. Associée par le passé au

    sacrifice, la vocation du pasteur pentecôtiste évoque

    désormais la richesse, le prestige social, les connexions

    aux réseaux transnationaux et les relations avec le pouvoir

    politique. L’article analyse les changements survenus

    dans cet imaginaire pentecôtiste de la réussite et tente

    d’évaluer leur impact sur la communauté religieuse et

     

    sur les croyances populaires.

     

    « Les extravagantes funérailles d’Idahosa.

    - Un cercueil de millionnaire en direct des USA.

    - Un mausolée en marbre massif à 10 millions de nairas 1. »

    « La vie et les temps de feu le flamboyant archevêque de la Church of God Mission International

    Incorporated, le Très Révérend Benson Andrew Idahosa, brillèrent de mille feux.

    Sa mort et ses funérailles ne dérogèrent en rien. Alors qu’il était en vie, ce télévangéliste de

    renom attira les foules. Elles vinrent aussi nombreuses pour lui rendre un dernier hommage

    le week-end dernier. […]

    Ce grand événement – qui n’a pas eu son pareil dans l’État du Bénin depuis de nombreuses

    années – commença vendredi 3 avril, au state Ogbe, avec une veillée chrétienne.

    Les gradins du stade ne suffisaient pas à contenir la foule qui se pressait à l’entrée, et qu’on

    estime à quelque 30 000 personnes. Plusieurs milliers de fidèles furent obligés de suivre la

    cérémonie à l’extérieur du stade. Dans cette foule énorme, on pouvait voir des membres de

    la haute fonction publique, des ministres du culte de premier rang, et d’autres éminents

    Nigérians de diverses professions. […]

    Le monument funéraire dans lequel fut inhumé l’archevêque hautement respecté et mondialement

    connu constitue en lui-même une attraction. Situé au « Miracle Centre », […]

    il est l’oeuvre de l’ingénieur Mike Ugwu. Celui-ci, qui dirigea le projet, révéla que le monument

    était fait de marbre, et de céramiques en provenance d’Arabie, et produites sur

    commande. […]

    Prospérité miraculeuse :

    les pasteurs pentecôtistes et l’argent de Dieu au Nigeria

    Au Nigeria, comme dans d’autres pays du continent, on

    assiste à l’apparition d’une nouvelle figure de la réussite

    sociale et du pouvoir, celle des dirigeants des nouvelles

    organisations pentecôtistes. Associée par le passé au

    sacrifice, la vocation du pasteur pentecôtiste évoque

    désormais la richesse, le prestige social, les connexions

    aux réseaux transnationaux et les relations avec le pouvoir

    politique. L’article analyse les changements survenus

    dans cet imaginaire pentecôtiste de la réussite et tente

    d’évaluer leur impact sur la communauté religieuse et

    sur les croyances populaires.

    Ruth Marshall-Fratani

    25

    Politique africaine n° 82 - juin 2001

    Afin d’honorer l’archevêque défunt, ses associés de toutes origines firent le déplacement.

    On notait la présence d’évêques de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Ghana et d’autres

    États d’Afrique de l’Ouest. Le lieutenant-général J. T. Useni et l’honorable ministre du

    Territoire de la capitale fédérale étaient à la tête de l’imposante délégation du gouvernement

    fédéral, qui comprenait également le ministre des Affaires étrangères, Chief Tom Ikimi, et

    le chef d’état-major général de la marine, l’amiral Mike Akhigbe 2. »

    Cet extrait d’un tabloïd nigérian raconte les obsèques de l’individu le plus

    célèbre et le plus représentatif d’une nouvelle sorte de figure de la réussite

    sociale et du pouvoir, celle du dirigeant de nouvelles organisations pentecôtistes.

    L’article fait allusion à tout ce qui caractérise ces pasteurs de la « nouvelle

    vague » pentecôtiste qui déferle sur le pays depuis une dizaine d’années :

    richesse, prestige social, connexions aux réseaux transnationaux et relations

    avec le pouvoir politique. Présent dans le pays depuis les années 1930, le pentecôtisme

    a connu une véritable explosion au sud du Nigeria vers la fin des années

    1970. Sa croissance remarquable a redoublé depuis la fin des années 1980 3, et

    c’est dans cette dernière décennie que l’on a assisté à d’importants changements

    dans l’image, le style de vie, le prestige public et le pouvoir du pasteur. Ces

    changements ont accompagné des révisions et des innovations doctrinales

    qui ont vu le jour aux États-Unis et qui, par l’internationalisation des réseaux

    pentecôtistes, ont fait le tour du monde dès le début de la décennie 1980.

    Jusqu’au milieu des années 1980, l’image du pasteur pentecôtiste était associée

    à la pauvreté, au sacrifice, au rejet du prestige social et des biens matériels.

    Certains pasteurs ayant fondé des Églises au début du « renouveau » racontent

    l’horreur avec laquelle leurs parents et amis ont accueilli la nouvelle qu’ils

    allaient quitter un emploi souvent stable et assez prestigieux (enseignant, professeur,

    cadre, étudiant en troisième cycle) pour répondre à l’« appel de Dieu ».

    Mais, aujourd’hui, l’opinion publique nigériane associe la vocation de pasteur

    pentecôtiste à la réussite sociale, à la richesse et, souvent, à l’escroquerie religieuse.

    Pour un oeil critique, la conversion passe d’abord pour un moyen

    1. Au moment de la parution de cet article, 1 dollar valait à peu près 80 nairas. Le cercueil valait donc

    12 000 US $, ou 85 000 FF, et le mausolée 850 000 FF.

    2. Fame, 7-13 avril 1998, couv. et pp. 8-9.

    3. Notre recherche, menée entre 1997 et 1998 dans un quartier d’Ibadan (le faubourg d’Agbowo,

    comptant 40 000 habitants, principalement issus des classes moyenne et basse), montre la présence

    de 164 institutions chrétiennes, regroupant 24 000 fidèles ; 126 de ces organisations peuvent être

    classées comme « pentecôtistes » ou « charismatiques » ; au moins 60 % de ces 24 000 fidèles appartiennent

    ou sont associés à ces organisations de « born-again ». Dans ce groupe de 126, 87 ont été établies

    à Agbowo depuis 1990 (71 %), et, parmi ces 87, 50 existent seulement depuis 1995 (42 % au total).

    À part l’Église apostolique et les Assemblés de Dieu (Églises pentecôtistes établies au Nigeria durant

    l’époque coloniale), on ne trouvait pas d’établissement pentecôtiste à Agbowo avant 1980.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

    d’assurer sa mobilité sociale, et fonder une église peut être considéré avant tout

    comme une façon de se faire de l’argent. En effet, nombreux sont les jeunes qui

    nourrissent le rêve secret d’avoir leur propre église ; la floraison, au cours de

    ces dix dernières années, d’une troisième vague de fondations de petite structure

    montre que beaucoup d’entre eux ont tenté leur chance.

    Dans le portrait que dresse l’article de notre défunt, il y a effectivement de

    quoi faire rêver. D’abord et avant tout, on y trouve la richesse matérielle, avec

    des biens de luxe importés pour l’occasion (cercueil arrivé par avion des États-

    Unis, marbre d’Italie, céramiques d’Arabie). Plus loin, sont décrits les véhicules

    du cortège: des 4 X 4, des BMW, des Mercedes devancent la limousine six-portes

    couleur dorée. Vient ensuite l’inventaire des biens immobiliers de l’empire

    « Church of God Mission International Incorporated » (« Incorporated » ne

    manquant pas de faire penser à un statut d’entreprise). À part l’église proprement

    dite et ses nombreux bâtiments administratifs attenants, on compte un

    stade, un hôpital, une université privée, une banque, des résidences d’invités.

    De nombreux biens de la famille sont pour finir énumérés : un centre commercial,

    des villas de luxe au Nigeria, à Londres, aux États-Unis, des voitures de

    luxe de toutes marques.

    Et puis, on y trouve la richesse « en personnes » : les 30 000 personnes venues

    lui dire adieu sont à l’image des « foules » qu’il a attirées de son vivant. Idahosa

    est présenté comme un homme de prestige social « hautement respecté »,

    comme un homme de pouvoir, un « puissant homme de Dieu » ayant voyagé

    dans de nombreux pays et qui entretenait des contacts réguliers avec des

    personnages appartenant à des réseaux internationaux (pasteurs de Grande-

    Bretagne et des États-Unis). Il apparaît également comme un homme ayant eu

    des liens étroits avec le pouvoir politique : il aurait placé ses lieutenants comme

    gouverneurs civils de l’État de Bendel pendant la transition de Babangida et

    pendant la transition post-Abacha, mais aurait aussi compté de puissants

    amis dans les régimes militaires).

    On peut cependant déceler une pointe d’ironie. En effet, dans un des autres

    articles de la même page, « Pasteurs en concours de mode aux funérailles

    d’Idahosa », on se délecte de l’extrême précision avec laquelle sont décrits les

    costumes et boubous, les cravates, chapeaux et chaussures de ces hommes de

    Dieu qui semblent participer à un spectacle. Si cet humour était volontaire, il

    ferait référence au statut public hautement ambivalent de ces figures qui font

    la une de la presse populaire toutes les semaines, pas toujours pour la gloire

    de Dieu, mais plutôt pour des scandales d’argent, de sexe, de schisme ou de

    dissension.

    D’ailleurs, la mort d’Idahosa n’a pas mis fin à ses apparitions régulières à

    la une des journaux. La passation de pouvoir a fourni la matière à des articles

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    au parfum de scandale. On s’attendait à la reprise de son empire religieux par

    son pasteur-adjoint le plus fidèle (nombreux furent ses pasteurs-lieutenants

    partis fonder leurs propres églises à la suite de disputes et de luttes avec leur

    patron). Mais, à la grande surprise de tous et à la consternation de beaucoup,

    c’est son épouse qui a repris le contrôle de la Mission, une femme bien plus

    connue comme commerçante et dirigeante de centre commercial que pour sa

    connaissance des saintes écritures.

    On peut donc se demander, face à la médiatisation de ces figures de la réussite

    et du pouvoir, quel est le poids réel de ces dirigeants richissimes qui

    restent, malgré tout, marginaux dans l’évolution du pentecôtisme ? Quelles sont

    les répercussions de ces changements au sein de la communauté pentecôtiste

    et, plus largement, dans l’imaginaire populaire ? Des chercheurs ont fait état

    de discours et d’imaginaires pentecôtistes qui critiqueraient à la fois la « gouvernementalité

    du ventre » et le capitalisme, voire la « modernité » mondiale 4.

    Comment rendre compte de cette apparente contradiction entre de tels discours

    et la richesse et le pouvoir de ces dirigeants ? Quelles relations existe-t-il entre

    la démarche des leaders (et même des fidèles) et les autres nouveaux itinéraires

    d’accumulation apparus depuis la faillite des stratégies plus classiques (l’éducation,

    les diplômes, les liens avec l’administration, les réseaux de parenté et

    de patronage) ? Au Nigeria, comme dans d’autres pays du continent (voir les

    autres contributions de ce dossier), on observe depuis une décennie un glissement

    dans les catégories et les représentations sociales du pouvoir et du prestige,

    désormais plus orientées vers la débrouille, la ruse, l’informel, le criminel

    et, surtout, l’occulte ou le surnaturel 5. Jean-François Bayart constate que les

    nouveaux mouvements religieux « assurent la promotion sociale ou en tout

    cas la survie de leurs dirigeants et offrent eux aussi des points d’entrée dans

    l’espace public, voire le système international », et « contribuent de façon

    décisive au changement social et à l’insertion du sous-continent dans la société

    mondiale». Il note la capacité des ces organisations à « participer à des activités

    4. Voir R. Marshall-Fratani, « “God is not a democrat” : pentecostalism and democratisation in Nigeria »,

    in P. Gifford (ed.), The Christian Churches and the Democratisation of Africa, Leiden, E. J. Brill, 1995 ;

    B. Meyer « Commodities and the power of prayer : pentecostalist attitudes towards consumption in

    contemporary Ghana », in P. Geschiere et B. Meyer (dir.), Globalisation and Identity, Oxford, Blackwell,

    1999 ; B. Meyer, « “Delivered from the powers of darkness” : confessions of satanic riches in christian

    Ghana », Africa, 65 (2), 1995 ; R. Devish, « “Pillaging Jesus” : healing churches and the villagisation of

    Kinshasa », Africa, 66 (4), 1996 ; voir aussi les contributions de P.-J. Laurent, E. Dorrier-Appril,

    R. van Dijk, R. Marshall-Fratani et C. Mayrargue sur le pentecôtisme en Afrique, in A. Corten et

    R. Marshall-Fratani, Between Babel and Pentecost : Transnational Pentecostalism in Africa and Latin

    America, Londres, Hurst, 2001.

    5. Voir l’introduction de J.-P. Warnier et R. Banégas à ce dossier, ainsi que J.-F. Bayart, S. Ellis et

    B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

    considérées comme criminelles par la communauté internationale tout en y trouvant

    pour sa part une légitimité de type religieux ou politique 6 ». Comment

    le pentecôtisme se situe-t-il au Nigeria, étant donné les changements récents

    et la nouvelle image de ses dirigeants, par rapport à ce glissement et ces

    constats? Ces questions seront reprises ici, de manière à dessiner les pistes d’une

    analyse ultérieure, nécessairement beaucoup plus approfondie.

    Des « hommes de Dieu »…

    Au début de l’explosion du pentecôtisme au Nigeria dans les années 1970,

    la doctrine qui primait se distinguait peu de celle prêchée dans la plupart des

    Églises pentecôtistes déjà présentes depuis des décennies dans les villes du Sud.

    Cette doctrine, que l’on appellera plus tard la «doctrine de la sainteté » pour

    la distinguer de la «doctrine de la prospérité», se caractérisait par la pratique d’un

    régime moral très strict : comme partie intégrante de sa conversion, on demandait

    au fidèle un examen minutieux de ses actes, paroles et pensées passés, et

    non seulement le repentir, mais aussi la réparation des torts causés aux autres

    dans sa « vie antérieure ». En outre s’imposait la nécessité de se retirer de ce

    «monde» en se détachant des biens matériels, des pratiques et des relations

    sociales en vigueur dans la société. Tout devait concourir à se préparer au

    second avènement du Christ, qui était imminent, en se gardant du geste, de

    la parole ou de la pensée qui pourraient empêcher sa « rapture 7 ». Un régime

    corporel très sévère était imposé au converti : semaines de jeûne, nuits de prière,

    abstinence d’alcool, de tabac et, surtout, de tout contact sexuel en dehors du

    mariage. La guérison divine, les miracles, la force de la prière et les « dons de

    l’esprit » (glossolalie, prophétie, etc.) qui sont au coeur de toute forme de pentecôtisme

    étaient, cependant, réglementés et contrôlés dans leur reconnaissance

    et leur utilisation. Ces Églises implantées depuis l’époque coloniale étaient dans

    l’ensemble très bien organisées et très confessionnelles, et présentaient une structure

    hiérarchique et une gestion bureaucratique semblables à celles des autres

    Églises protestantes. Leur public, d’âge moyen, était en général issu des classes

    sociales défavorisées, mais pas des plus démunies.

    Le « renouveau » est arrivé avec l’intensification de l’évangélisation venue

    des États-Unis et de Grande-Bretagne dans les années 1970, et la formation de

    groupes interconfessionnels d’étudiants. Ce qui a donné naissance à un mouvement

    charismatique de jeunes d’où sont nées une multitude de petites

    assemblées – les « house fellowships ». Bien que le pentecôtisme se soit présenté

    comme une «solution» aux problèmes et aux malheurs de toutes sortes, sa montée

    semble s’expliquer avant tout par la recherche d’une nouvelle subjectivité

    de la part de certaines catégories sociales. Les jeunes qui ont participé et donné

     

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    sa force au mouvement à ses débuts font partie de la génération née avec l’indépendance.

    Ce sont les enfants de la guerre civile, les premiers à avoir fait

    l’expérience de l’affaiblissement du système éducatif et de la dévalorisation

    des diplômes comme stratégie de mobilité sociale. C’est durant les folles

    années 1970, époque du pétro-naira où des « sommes colossales d’argent sont

    apparues comme par enchantement dans les mains de gens qui n’avaient pratiquement

    fourni aucun effort pour les produire 8 », qu’une situation de crise

    s’est déclarée au sein d’une classe moyenne qui comptait sur l’éducation, le

    fonctionnariat et le professionnalisme pour réussir. Le processus de délégitimisation

    des discours étatiques sur le développement et la «modernisation »

    s’est confirmé dans la décennie de crise économique et politique qui a commencé

    avec la chute des cours du pétrole en 1981 et avec la gestion désastreuse du

    pays par le régime civil de Shagari. La mise en place à fort coût social des

    programmes d’ajustement structurel au milieu des années 1980 a incité cette

    jeunesse à se qualifier elle-même de « sapped generation 9 ». Cette crise socioéconomique

    et politique s’est encore aggravée sous le régime militaire Abacha

    des années 1990.

    L’écoeurement d’une jeunesse qui recherchait une nouvelle subjectivité en

    rupture avec l’emprise des structures familiales d’une part, et le comportement

    des « grands » et des « aînés » de l’autre, a, dans un premier temps, trouvé son

    expression dans la doctrine de la « sainteté ». En effet, le pentecôtisme s’impose

    comme un régime moral et imaginaire qui se veut en rupture avec la société,

    son passé, son présent et son avenir. La conversion, symbolisée par l’image de

    « naître à nouveau », et l’idée de salut individuel qui est au coeur de la doctrine

    offrent à l’individu la possibilité non seulement de changer ses relations avec

    le monde qui l’entoure mais, avant tout, de changer sa relation avec lui-même,

    son parcours passé et ses possibilités futures. La conversion est conçue comme

    une transformation radicale de soi par la rupture avec une « vie de pêchés ».

    L’expérience de cet «événement» est presque toujours décrit comme un instant

    émotionnellement très fort où le converti sent l’emprise sur lui d’un pouvoir

    qui le dépasse, qui le libère et lui donne du pouvoir. Le « choix du Christ » est

    donc moins une question de décision « rationnelle » de la part du converti

    que d’assujettissement, en quelque sorte, à un pouvoir qui s’impose à lui,

    6. J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, op. cit., pp. 66-67.

    7. Selon la doctrine basée sur l’Apocalypse de saint Jean, à la fin du monde, en attendant le retour

    du Christ et son règne de mille ans, les « sauvés » ou les « nés de nouveau » (« born-again ») seront physiquement

    élevés vers le ciel.

    8. K. Barber, « Popular reactions to the petro-naira », Journal of Modern African studies, 38 (3), 1982, p. 435.

    9. « Sapped », que l’on traduit par « sapé », fait référence à l’acronyme des programmes d’ajustement

    structurel, en anglais, « structural ajustement programme » ou «SAP».

     

    Nid de démon decouvert : MArc5 v 9

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    parfois malgré lui. La maîtresse d’un officier m’a expliqué qu’elle aimait beaucoup

    participer aux cultes pentecôtistes, mais qu’elle partait toujours avant

    l’« appel à l’autel », où l’on demande aux non-convertis de venir recevoir le

    Saint-Esprit et de se consacrer à Jésus. Elle avait peur d’être convertie : elle

    devrait alors mettre un terme à sa liaison, et donc perdre tout l’argent et les

    cadeaux que son amant lui offrait.

    Se pose alors la question des manières de réaliser le projet de transformation

    qu’annonce un tel «événement». La conversion est une expérience de rupture,

    mais être « born-again » n’est pas un état acquis une fois pour toutes. C’est un

    processus d’apprentissage, où l’appréhension intellectuelle des doctrines et de

    l’imaginaire se fait conjointement avec l’acquisition progressive d’une série de

    techniques corporelles (jeûne, glossolalie) et de formes narratives (prière,

    louange, témoignage, prophétie). Durant ce processus, le converti passe, selon

    les pasteurs, du stade de l’« enfance » chrétienne à l’âge « adulte », et ce n’est

    qu’une fois confirmé dans ces pratiques et savoirs qu’il peut être assuré de son

    salut : les « bébés chrétiens » ne sont pas encore « forts dans la foi » et peuvent

    facilement devenir la proie des forces qui cherchent à leur voler leur salut. Ce

    processus de subjectivation confirme l’observation de Talal Asad, qui affirme

    que ce ne sont pas des symboles qui transmettent de véritables dispositions

    chrétiennes, mais le pouvoir : « Bien avant Foucault, saint Augustin disait clairement

    que le pouvoir, l’effet de tout un réseau de pratiques motivées, prenait

    une forme religieuse grâce aux fins vers lesquelles il était dirigé […]. Ce n’était

    pas la conscience qui arrivait spontanément à la vérité religieuse, mais le pouvoir

    qui créait les conditions nécessaires à l’expérience de cette vérité 10. »

    La subjectivation 11 du converti implique son assujettissement, d’une part

    à un ensemble de codes, de règles, de comportements plus ou moins explicites,

    et d’autre part à un imaginaire qui « noue, en un même faisceau, la construction

    de concepts organisateurs du monde d’ici-bas et de l’au-delà avec un imaginaire

    du pouvoir, de l’autorité, de la société, du temps, de la justice et du rêve,

    bref, de l’histoire et de sa vérité ultime 12 ». Les excès, les abus, l’irresponsabilité

    et l’égoïsme des élites du pays et la façon dont, dans cet état rentier, l’argent

    semble surgir de nulle part, ont contribué à l’élaboration, par ces jeunes convertis,

    d’un imaginaire complexe. Dans l’imaginaire pentecôtiste importé, on voit déjà

    l’interdépendance du «matériel» et du « spirituel ». Le pouvoir matériel est présenté

    comme ayant toujours une source surnaturelle (divine ou diabolique).

    Les jeunes convertis se sont approprié cette vision manichéenne et ses discours

    sur la toute-puissance du Christ, l’intervention du diable et de ses légions

    d’esprits maléfiques dans la vie quotidienne des individus. En premier lieu,

    son élaboration locale impliquait la diabolisation de la « tradition», comme dans

    le discours missionnaire de l’époque coloniale. La « tradition » concernait tout

     

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    objet, pratique médicale, rituel religieux ou social (mariages, baptêmes, prises

    de titre « traditionnel ») ayant une origine « africaine ». Ce rejet de l’histoire locale

    reflétait au niveau collectif la « nouvelle naissance » promise à titre individuel,

    et confirmait une vision résolument anti-nostalgique du passé. D’autre part,

    la réussite soudaine et spectaculaire, la consommation d’objets de luxe et la

    recherche du pouvoir politique étaient reliées dans cet imaginaire à la collusion

    avec les forces du mal, l’appartenance à des organisations occultes et secrètes

    et l’utilisation de pouvoirs sorciers. Bien avant l’apparition d’une obsession

    publique pour les pouvoirs occultes, secrets et surnaturels durant les années

    1990 (voir la contribution de B. Meyer dans ce dossier), on voit surgir, dès la

    fin des années 1970, une floraison de récits pentecôtistes racontant avec force

    détails macabres les pactes passés avec le diable, les esprits malins et les pouvoirs

    sorciers, qui se soldent toujours par l’acquisition d’immenses richesses,

    de réussite sociale et de pouvoir.

    Le combat contre ces pouvoirs maléfiques incarnés par les objets de luxe et

    les comportements « sorciers » se faisait d’abord dans l’esprit et la conscience

    du converti, considérés en quelque sorte comme le terrain de bataille entre les

    forces du bien et du mal. Au prix d’une lutte à l’intérieur de lui-même pour

    se dépasser, il se « consacrait » à un pouvoir supérieur qui impliquait son

    assujettissement au complexe pentecôtiste. L’assujettissement résulte ainsi

    d’un travail quotidien de soi sur soi, aussi bien en rapport avec le corps, les

    objets de la culture matérielle, qu’avec les textes, les doctrines, les codes et les

    règles explicites. Dans la doctrine de la « sainteté », ce travail devait exprimer

    avant tout une recherche de purification personnelle, et un affranchissement

    des corruptions de ce monde. C’était dans cet état de pureté spirituelle et corporelle

    que le salut était possible, que l’« élection » du croyant était assurée.

    Puisque le converti ne devait pas rechercher la réussite matérielle mais une nouvelle

    relation avec lui-même et avec les membres de son entourage, il ne devait

    pas être affecté par les difficultés matérielles. Il savait que son salut lui était

    réservé au-delà. On critiquait souvent ces jeunes à cause de leur zèle religieux

    et de leur négligence à l’égard des obligations sociales, de leur refus de participer

    pleinement à ce monde. Un pasteur anglican m’a fait part de ses réactions :

    « Je regardais ces jeunes débraillés qui passaient leurs nuits à prier au lieu de

    préparer leurs examens […]. Ils ne voulaient pas travailler – ils ne pensaient

    10. T. Asad, Genealogies of Religion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1993, p. 35.

    11. Voir M. Foucault, « Pourquoi étudier le pouvoir ? La question du sujet », et « Le pouvoir, comment

    s’exerce-t-il ? », in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard,

    1984, notamment p. 303. Voir aussi Histoire de la sexualité, vol. 3, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

    12. J. A. Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988, p. 27.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    qu’à lire la Bible et prêcher 13 ». Cependant, la protection du Christ impliquait

    aussi sa protection ici-bas contre la maladie, les malheurs, les échecs, la mort.

    Seulement, elle était le fruit d’un travail sur soi, pas son but principal. En

    même temps, au sein des Églises et des fellowships, des réseaux d’entraide et

    de clientèle se formaient, offrant de nouvelles possibilités professionnelles et

    financières aux jeunes convertis qui, après tout, ne pouvaient vivre continuellement

    comme « des oiseaux ou des fleurs des champs ». La réputation de

    rigueur morale dont ils jouissaient, au moins durant la première décennie du

    renouveau, faisait d’eux des candidats à l’embauche recherchés par les entreprises

    privées et les particuliers.

    Ce « vent de l’Esprit-Saint », même s’il ne s’est jamais totalement essoufflé,

    s’est vu transformé en moins d’une décennie au sein de cette même génération

    devant qui s’ouvrait la possibilité de réussir socialement et matériellement,

    tout en gardant une distance critique par rapport à la corruption du monde.

    D’un groupe plutôt marginal de peu d’influence, le mouvement pentecôtiste,

    toutes tendances confondues, est devenu l’une des principales références

    sociales et culturelles dans les villes du Sud. Leur devise « Nous sommes des

    gagnants » s’avère assez juste en ce qui concerne l’occupation de l’espace

    public. Cette évolution implique des changements dans l’imaginaire pentecôtiste

    et dans le processus de subjectivation, et met en évidence une nouvelle

    relation entre les pratiques quotidiennes des convertis, le statut des nouveaux

    pasteurs, et des changements plus généraux dans l’imaginaire social de la

    réussite et du pouvoir.

    … aux « escrocs des Dieux »

    C’est de ces mêmes petits groupes de jeunes des classes moyennes que

    sont issues une grande partie des Églises de la « nouvelle vague », et c’est au

    sein de ces groupes que s’est implantée, au milieu des années 1980, la doctrine

    de la prospérité. Cette doctrine, un mélange de textes bibliques et de psychologie

    populaire américaine du genre «self-help» et «personal empowerment», assurait

    le converti des promesses de Dieu quant à sa réussite et à sa victoire sur

    toutes les forces (considérées en général comme des forces spirituelles maléfiques,

    commanditées par le diable) qui oeuvraient contre la réalisation de ses

    aspirations. Le salut (comme la perdition) se trouve dans le monde, ici et

    maintenant, et, en se consacrant au Christ, on devient des « gagnants ».

    La démarche de ces jeunes « pasteurs en herbe » incluait la recherche de liens

    avec les réseaux pentecôtistes transnationaux. Ceux qui ont réussi ont souvent

    été ceux qui ont eu la chance de passer des mois ou même des années dans des

    organisations pentecôtistes nord-américaines. Bien que l’apport de ces orga33

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

    nisations soit plus symbolique que matériel (les apports matériels se résumant

    en général à quelques livres et cassettes et à des sommes relativement

    modiques destinées à aider à l’implantation de leurs Églises), cette expérience

    leur a appris, en même temps que la nouvelle doctrine et de nouvelles techniques

    d’évangélisation, d’autres styles de vie, de vocabulaire et de gestuelle. Certains

    fidèles déclarent que cette « modernité » est l’un des éléments décisifs de

    leur capacité à attirer un public de jeunes en quête d’une nouvelle façon de vivre

    leur spiritualité et d’exprimer leur subjectivité, sans pour autant sacrifier leurs

    rêves d’ascension sociale et de réussite matérielle. En effet, ces jeunes «bintoo 14»

    se sont efforcés de reproduire, autant que possible, les espaces, l’esthétique,

    les façons de faire qu’ils avaient trouvés outre-Atlantique – la propreté, la

    ponctualité, l’excellence technique, l’ordre, la maintenance du matériel –,

    créant ainsi des espaces où le croyant pouvait se sentir « ailleurs », donc déjà

    engagé dans un processus de changement.

    Avec cette nouvelle vague, on constate des changements assez importants

    dans l’organisation et la gestion des églises jusque dans la conception même

    de l’Église. Au lieu de bâtir des structures permanentes, on voit des organisations

    investir des lieux publics, louer des espaces tels que des cinémas, des

    hôtels, des restaurants. La construction d’un certain nombre d’églises de luxe,

    climatisées, avec circuit interne de télévision, matériel informatique et audiovisuel

    haut de gamme, instruments de musique électroniques dernier cri, renforce

    une tendance à transformer les églises elles-mêmes en lieu de spectacle

    plutôt qu’en espace de solidarité sociale. Une grande mobilité de la part des

    fidèles qui vont d’Église en Église, et l’importance, dans la vie religieuse, des

    petites structures trans-confessionnelles (« prayer groups » ou « house fellowships

    »), procèdent d’un changement d’imaginaire qui n’est pas sans liens avec

    l’utilisation croissante des médias électroniques et l’accent mis sur les relations

    transnationales, qui privilégient un imaginaire de relations transversales entre

    fidèles et entre églises.

    Par ailleurs, la gestion des recettes financières et des investissements immobiliers

    apparaît de plus en plus du seul ressort du fondateur-dirigeant. Souvent,

    ses fonds propres et ceux de son Église se confondent, au vu et au su de

    ses fidèles, révélant la mise en place d’une nouvelle sorte d’entreprise qui

    jouit, malgré les critiques, d’une certaine légitimité, non seulement aux yeux

    des fidèles mais aussi au regard de la loi nigériane. Une décision de justice fut

    prise en 1998 en faveur de la famille d’un dirigeant religieux décédé à Lagos

    13. Entretien avec Charles Williams, délégué de la Christian Association of Nigeria, avril 1992.

    14. De « been to » : « ayant été dans » un pays occidental.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    contre ses fidèles qui occupaient des immeubles construits par la communauté

    religieuse. On l’a vu, la majorité des ressources pentecôtistes ne provient

    pas des réseaux transnationaux. Bien qu’il soit extrêmement difficile de se

    procurer des chiffres, même approximatifs, je suis convaincue que plus que

    80 % des revenus sont produits localement. En avril 1998, à une soirée de

    culte spéciale à l’église «Tabernacle de la Gloire » d’Ibadan, où officiait un

    pasteur de renom venu de Lagos pour l’occasion, plus de 11 millions de nairas

    (740 000 FF ou 140 000 US $) furent engagés au moment des « offrandes ».

    Au cours des trois jours suivants, quelque 7 millions de nairas (460 000 FF)

    avaient déjà été payés, les billets remplissant d’énormes boîtes en carton. Mon

    assistant avait reconnu dans l’assemblée un de ses maîtres de conférences,

    dont le salaire mensuel ne dépassait pas 7 000 nairas ; celui-ci s’était engagé à

    donner 5 000 nairas. Apparemment, le pasteur invité est rentré à Lagos avec

    60 % des fonds récoltés.

    Des gens viennent aujourd’hui à l’église dans l’attente d’un miracle, surtout

    financier. Pour aider à la réalisation de ce miracle, on leur demande sans cesse

    de donner de l’argent pour le travail de Dieu, un investissement qui leur sera

    rendu, selon un texte biblique, « au centuple ». La dîme (10 % des revenus

    mensuels) est de rigueur. Beaucoup des livres et des tracts qui sont publiés et

    vendus expliquent comment procéder pour réunir les éléments propices au

    miracle de la prospérité, démontrant qu’il ne suffit pas simplement de « marcher

    avec le Christ ». En plus des dons pour le « travail de Dieu », il faut

    apprendre comment épargner, établir et suivre un budget, et investir intelligemment.

    La réussite financière n’est pas soumise aux valeurs d’une économie

    de redistribution basée sur la parenté, même si une certaine forme de redistribution

    restreinte s’opère entre fidèles. Les « bénédictions » financières sont

    personnelles et, bien que leur acquisition dépende du rejet de comportements

    antisociaux tels que le mensonge, la tricherie, le vol, la médisance, l’adultère,

    la jalousie, on n’est nullement poussé à partager sa richesse avec la famille élargie,

    surtout si ses membres ne sont pas convertis. L’argent doit être dépensé

    pour le travail de Dieu, et pour gagner la bataille mondiale contre Satan.

    Alors qu’ils avaient auparavant un comportement plutôt « sectaire », les

    fidèles doivent désormais s’ouvrir au monde pour le convertir et pour mener

    cette « guerre mondiale contre Satan ». L’accent mis sur les « miracles » de

    prospérité, de santé et de réussite implique une nouvelle relation entre expérience

    de la conversion et conception du salut. Le retrait du «monde» et un

    comportement en contraste avec celui du commun des mortels sont le moyen

    de réaliser au quotidien la rupture que la conversion annonçait, et le salut est

    différé jusqu’au proche retour du Christ. Étant donné que, dans la doctrine de

    la prospérité, la réalisation de cette rupture ne se fait pas par un rejet du

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    «monde», on doit l’introduire dans le monde par l’élaboration d’un projet de

    transformation du monde lui-même. Le salut de chaque individu dépend de

    la conversion de tous, et l’expérience individuelle de transformation devient

    un projet communautaire à fortes tendances théocratiques. L’évangélisation

    devient en quelque sorte la garantie d’un salut terrestre. Tant qu’il y a des

    « infidèles » à sauver, le diable rôde. On assiste ainsi à la création d’une sorte

    d’« impératif de narration » par lequel des récits très personnels de souffrance,

    de malheur, de victoire miraculeuse, de rêves et d’espoirs sont rendus publics.

    Ce processus, par lequel sens et légitimité publics sont donnés à une expérience

    privée, aide non seulement à la consolidation d’un imaginaire collectif, mais

    constitue le mode central de passage entre le profane et le sacré. Cet impératif

    donne naissance à un langage commun composé des formes narratives standardisées

    telles que le témoignage, le prêche, les visions et les prophéties, mais

    incluant des rituels corporels, comme la délivrance, les styles d’habillement,

    une gestuelle, des manières de parler. Dans la nouvelle vague, l’argent est devenu

    l’objet le plus signifiant dans la création d’un langage commun, vu à la fois

    comme le mode d’organisation des Églises et le moyen de rentrer en contact

    avec Dieu. C’est l’objet symbolique par excellence qui lie la lutte pour l’espace

    public et la communication individuelle avec le sacré 15.

    Mais la doctrine de la prospérité, avec la démocratisation des dons spirituels

    et les changements institutionnels qui l’accompagnent, ne s’est pas implantée

    d’un seul coup, et son arrivée a suscité de vifs débats au sein de la communauté

    et dans un public plus large. Par exemple, la fondation d’une Église à

    Lagos en 1987 par le jeune Chris Okotie, ex-étudiant en droit ayant par la

    suite fait fortune comme vedette d’afro-pop, à fait beaucoup de bruit. Comment

    était-il possible qu’un homme ayant fréquenté un tel milieu de pêcheurs,

    qui, de surcroît, portait ses cheveux permanentés en « jerry curls » puisse prétendre

    accomplir le travail de Dieu ? Bien que cette nouvelle vague ait vite gagné

    du terrain, aujourd’hui encore elle est loin de faire l’unanimité. Sa progression

    a été lente, et ne s’est pas faite partout – elle est nette surtout à Lagos, et dans

    les grandes villes de l’Est. Entre 1980 et 1990, on assiste à un relâchement progressif

    des consignes et des codes stricts associés à la doctrine de la sainteté

    plutôt qu’à un changement radical. Il faut dire que la multiplication des

    «empires » comme celui d’Idahosa était impensable avant le début des années

    1990. Mais, même dans les Églises les plus rigoureuses, on voit s’opérer une

    certaine ouverture. Par exemple, celle de W. F. Kumuyi, fondée dans son salon

    à la fin des années 1970 alors qu’il était encore maître de conférences en mathé-

    15. Voir l’introduction de A. Corten et R. Marshall-Fratani, Between Babel and Pentecost…, op. cit.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    matiques à l’université de Lagos, reste toujours fidèle à la doctrine, à la structure

    et au modèle d’organisation des Églises « de la sainteté ». Il est intéressant

    de noter que, malgré la réussite spectaculaire de certains des dirigeants ayant

    adopté la doctrine de la prospérité, et l’image qui l’accompagne (consommation

    ostentatoire, adoption de titres prestigieux du genre « évêque », « archevêque

    » ou « docteur », voyages autour du monde), le «pasteur » Kumuyi reste

    très modeste dans ses paroles, son style de vie et ses apparitions publiques.

    Pourtant, son Église est devenue la plus grande organisation pentecôtiste du

    Nigeria, avec de nombreuses « missions » dans d’autres pays d’Afrique, aux

    États-Unis et en Grande-Bretagne. Au début, dans son Église, la « Deeper Life

    Bible Church», il était interdit de consommer du Coca-Cola, de regarder la télévision

    et, pour les femmes, de se défriser les cheveux, de s’éclaircir la peau, de

    porter des bijoux, du maquillage, du vernis à ongles, des pantalons, des robes

    trop courtes ou décolletées. À la fin des années 1980, il animait un programme

    de télévangélisme, et même si, aujourd’hui, les femmes doivent toujours se couvrir

    la tête à l’intérieur de l’église, on ne se fait plus fustiger à cause d’une boucle

    d’oreille ou d’une voiture trop voyante. Lors de la réunion annuelle de la «Pentecostal

    Fellowhip of Nigeria » en 1991, la discussion portait presque exclusivement

    sur la façon dont les femmes devraient s’habiller, à la grande irritation

    des organisateurs qui avaient d’autres questions, plus urgentes, à traiter.

    Aujourd’hui encore, on peut juger du degré de pénétration de la doctrine de

    la prospérité simplement en regardant la manière dont les femmes sont

    habillées, et si elles se couvrent ou non la tête pendant le culte.

    Les questions de style de vie, de consommation et de richesse sont toujours

    au coeur des disputes doctrinales et confessionnelles, qui sont presque aussi

    virulentes aujourd’hui qu’à l’arrivée de la nouvelle vague. Pour l’opinion

    publique, la presse, et même une partie significative de la communauté de

    « born-again », l’accumulation privée à outrance au nom de Dieu, la consommation

    ostentatoire, bref, l’écart qui ne cesse de se creuser entre ces « grands »

    religieux et leurs fidèles ne se conjuguent pas avec la doctrine de renouveau

    et de renaissance personnelle selon un régime moral s’affirmant en rupture avec

    ceux en vigueur dans la société. En effet, ces changements ne se font pas tellement

    dans la doctrine de base ni dans le régime moral que celle-ci exprime.

    Ils s’opèrent d’abord dans les attitudes à l’égard de la culture matérielle, de

    la richesse et des activités impliquant la fréquentation des milieux « non sauvés

    » – soit une ouverture vers l’activité politique, auparavant proscrite. Mais

    ils entraînent des changements importants dans l’imaginaire pentecôtiste,

    notamment dans la conception du salut individuel et du pouvoir divin. Même

    si ces pasteurs roulant en Mercedes Benz restent minoritaires et controversés,

    les changements qui ont accompagné leur réussite ont eu des effets à travers

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    toute la communauté pentecôtiste, et même au-delà. Si l’accent n’est pas toujours

    mis sur les miracles de la prospérité, un nouvel imaginaire s’est installé,

    qui ne met plus en avant l’importance accordée au travail individuel de soi sur

    soi pour obtenir le salut dans l’autre monde. Depuis que le salut est conçu

    comme accessible ici et maintenant, on assiste à un glissement dans l’imaginaire

    du pouvoir divin. Partout, on insiste désormais sur le pouvoir miraculeux

    surnaturel qui agit sur l’individu, souvent malgré lui, et en dépit de ses

    actions quotidiennes. Comme je l’ai noté plus haut, les chrétiens pentecôtistes

    sont produits par une puissante constellation transnationale de discours,

    techniques et ressources matérielles et symboliques. Mais, avec les changements

    survenus dans l’organisation et la structure des Églises, et l’accent mis sur les

    miracles matériels, on voit s’opérer un glissement dans l’importance accordée

    aux techniques de soi, surtout celles liées à l’ascétisme. Tout d’abord, le contrôle

    qu’exerçaient les pasteurs sur la vie quotidienne de leurs fidèles s’est considérablement

    affaibli. Avec la fondation d’Églises par milliers, sur un simple «appel

    de Dieu », l’orthodoxie rituelle et morale s’est ouverte à des pratiques hétéroclites

    et souvent contradictoires, et s’est diluée de fait, au point de ne plus faire

    l’objet d’un contrôle de la part des pasteurs et de leurs organisations. Le changement

    dans la conception même de l’Église, avec l’accent mis sur des relations

    transversales et transnationales, fait aussi qu’en tant qu’institution de contrôle

    et de surveillance, leurs pouvoirs se sont considérablement réduits.

    D’autre part, la relation entre la mise en oeuvre des techniques de soi et

    l’expérience du pouvoir divin devient de plus en plus problématique. Seule

    une petite partie des convertis peuvent évoquer les faveurs de Dieu sous la

    forme d’une réussite ou d’un miracle à la hauteur de leurs espérances. Désormais,

    il devient évident que cette théodicée ne peut ni expliquer ni résoudre

    toutes les souffrances vécues ici-bas. Si le salut peut être de ce monde, l’échec

    doit s’expliquer autrement que par des manquements dans ce travail sur soi.

    D’autant plus que le comportement des pasteurs, qui ont pourtant l’air d’avoir

    obtenu ce salut, est souvent loin d’être exemplaire. Ces « réseaux de pratiques

    motivées » par lesquels la présence de Dieu se manifeste semblent de moins

    en moins efficaces. Le pouvoir divin se montre de plus en plus ambivalent, de

    plus en plus capricieux et de plus en plus difficile à atteindre par un travail

    sur les gestes, paroles, pensées, actes rituels et quotidiens des convertis.

    Cela explique l’importance et l’omniprésence croissantes, dans l’imaginaire,

    de l’état de guerre spirituelle et des maléfices qui s’interposent entre le converti

    et l’accès à la réussite, à la santé, bref, au salut. On estime aujourd’hui que ces

    mauvais esprits sont capables d’agir contre le fidèle malgré une vie sans tache.

    Auparavant, comme en témoignait un ancien «disciple de Satan », les born-again

    étaient protégés d’office : « Les chrétiens born-again ont des pouvoirs divins

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    autour d’eux que nul pouvoir démoniaque ne peut percer », disait-on 16. Mais,

    aujourd’hui, on fait état de contacts nuisibles que l’on aurait pu avoir avec des

    esprits maléfiques sans même le savoir, par les rêves, la nourriture et les objets

    du marché, les contacts physiques anodins dans les lieux publiques, des

    « pactes » qui auraient été scellés par des parents, même éloignés de plusieurs

    générations, ou par la pratique de rites traditionnels. Tout un ensemble de livres

    et de textes que l’on incite le nouveau converti à lire mettent en garde contre

    les pièges du malin. Il y a ceux qui donnent le mode d’emploi de l’interprétation

    des rêves : la façon de les examiner pour déceler les signes de l’opération

    de tel ou tel pouvoir spirituel maléfique, les prières à dire et les positions

    corporelles à prendre en les disant selon que l’on a rêvé d’eau, de nourriture,

    de relations sexuelles… Un livre a retenu plus particulièrement mon attention :

    Les Officiers sataniques de l’immigration 17. On peut y lire que ces derniers sont

    « des esprits d’empêchement » qui bloquent « le flux des miracles, les bénédictions,

    le progrès des enfants de Dieu, leur promotion et les réponses à leurs

    prières ». L’auteur raconte comment ces légions d’esprits d’empêchement

    (selon lui, ils sont plus de 50 000) sont autant de « barrages de police » où l’on

    vous demande « wetin you carry ? » (Qu’est-ce que vous avez à déclarer ?) pour

    le saisir. La seule solution est la délivrance (l’exorcisme), une procédure qui

    s’est de plus en plus banalisée. Certains pasteurs se spécialisent dans ces

    techniques, ouvrant des « cliniques » où les « patients » qui n’arrivent pas à

    «prospérer », malgré leur engagement dans une vie chrétienne, peuvent venir

    se faire délivrer des démons. Il est intéressant de noter que les livres publiés

    dans les dix dernières années font moins état qu’avant des dangers inhérents

    aux objets de luxe et au style de vie des riches. On peut y voir la tentation, de

    la part des pasteurs, de reprendre le contrôle de leurs fidèles, bien que le «don»

    de « discernement » des esprits diaboliques, et le pouvoir de les exorciser, soit

    en principe à la portée de tout converti.

    Les born-again qui réussissent, ou ceux qui veulent « blanchir » une réussite

    déjà acquise, affichent maintenant leur « élection » et la transformation de leur

    « nouvelle vie » par la réussite matérielle et la consommation ostentatoire.

    Dans ces cas-là, comment peut-on les distinguer de ceux qui ont réussi par le

    pêché et par le pouvoir diabolique ? La même question vaut pour ces « puissants

    hommes de Dieu ». La relation directe avec le pouvoir de Dieu, dont ils

    se vantent, en quelque sorte, d’être l’incarnation, est perçue comme étant à

    l’origine de leur capacité à attirer les foules, à guérir les malades, à procurer

    miraculeusement richesse et réussite. Cette relation devient de plus en plus

    ambivalente. En effet, d’une part il ne s’agit pas, dans la nouvelle vague, d’une

    poignée d’individus dotés d’un charisme à la Weber, mais de la véritable

    démocratisation du pouvoir spirituel, et donc, en quelque sorte, de sa dilution.

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    On assiste à une surenchère en matière de miracles « accomplis » par des

    pasteurs redoublant d’imagination pour se distinguer : « guérisons » du sida

    et résurrections se multiplient. D’autre part, l’absence d’organisations puissantes

    pouvant imposer et renforcer une orthodoxie, ainsi que l’accréditation des

    dirigeants, joue également contre l’exclusivité du statut d’« élu de Dieu ».

    Leur position devient de plus en plus ambiguë aussi et surtout parce que,

    à la place des signes spirituels d’élection qui renforceraient une rupture avec

    le monde tel qu’il est, et donneraient tout son poids symbolique à l’imaginaire

    d’une « nouvelle naissance », on a mis l’accent sur les signes matériels et les

    moyens miraculeux de les acquérir. L’importance de l’argent dans le langage

    du salut et l’organisation des Églises introduit une profonde ambivalence,

    parce que, même « purifié », en quelque sorte, par les doctrines et les rituels,

    il reste profondément chargé de sens contradictoires et ambivalents. Comme

    le dit J.-P. Dozon, « c’est l’argent qui entraîne les gens à se jalouser et à se

    détruire, à s’abandonner au fétichisme et à la sorcellerie : l’argent est en quelque

    sorte le premier fétiche, un fétiche qui ne mène pas forcément au bonheur 18 ».

    La réussite de certains fidèles, et surtout celle des dirigeants, semble suivre un

    modèle qui est difficile à distinguer de celui que l’on trouve dans les récits et

    les rumeurs populaires de pouvoirs occultes maléfiques et d’enrichissement

    par des moyens secrets, illicites, voire surnaturels.

    L’attaque, par une foule en colère, d’une « Église de prospérité » dans la ville

    d’Owerri en 1996 19 témoigne de la confusion qu’il peut y avoir entre l’itinéraire

    d’accumulation et de réussite des pasteurs, et les parcours d’une nouvelle génération

    de jeunes « hommes d’affaires » richissimes. Ces derniers, qui comprennent

    aussi les confidence tricksters connus sous le nom de «419 men20», sont soupçonnés

    d’avoir fait fortune non seulement par des moyens criminels, mais aussi

    par des sacrifices rituels d’êtres humains, d’horribles trafics de corps humains

    dépecés, des contacts avec des sociétés et des cultes secrets, et des pactes avec

    de puissants sorciers ou d’autres esprits diaboliques. On n’est pas étonné d’apprendre

    que les mêmes accusations sont portées contres les élites politiques et

    16. J. O. Balogun, Redeemed from the Clutches of Satan. Former Head of Seven Secret Cults, Now an

    Evangelist, Lagos, Noade Nigeria, s. d., p. 10.

    17. S. A. Arowobusoye, Satanic Immigration Officers, Gospel Teacher’s Chapel Publications, Ibadan,

    1996, p. 16 et 21. Un autre de mes favoris est, de A. O. Akoria, Spiritual Barbers and Barbing Saloons,

    Christian Sapele, Life Publications, 1998.

    18. J.-P. Dozon, La Cause des prophètes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 166.

    19. Voir l’analyse de D. Smith, « “The Arrow of God” : pentecostalism, inequality and the supernatural

    in southeastern Nigeria », Africa, à paraître.

    20. Du numéro 419 de l’article du code pénal traitant des escroqueries et des abus de confiance.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    militaires. À la mort d’Abacha, des «découvertes » aussi macabres que celles

    détaillées ci-dessous ont captivé l’imagination populaire pendant des semaines.

    À Owerri, le drame a commencé avec le passage, à la télévision, d’images

    d’un homme venant d’être arrêté, tenant une tête d’enfant récemment coupée.

    L’émission s’est achevée sur un appel lancée par la police pour aider à l’identification

    de l’enfant. Le lendemain, on retrouvait le corps dans l’hôtel, tenu

    par un riche homme d’affaires, où travaillait l’homme arrêté. Très vite, les

    choses se sont emballées ; la foule a incendié l’hôtel, ainsi que plusieurs autres

    et des entreprises appartenant à des « nouveaux riches» de la ville. Les attaques

    ont continué le lendemain, à la suite de rumeurs faisant état d’autres découvertes

    macabres – un corps humain « rôti » dans la propriété d’un jeune milliardaire

    d’Owerri, et, dans l’enceinte de l’église pentecôtiste qu’il fréquentait,

    appartenant à l’Overcomers Christian Mission, des crânes humains enterrés,

    ainsi qu’une marmite de « soupe au poivre et à la chair humaine ». La résidence

    et les entreprises du milliardaire ont été incendiées, ainsi que l’église, la maison

    de son pasteur et encore d’autres églises pentecôtistes. Avant que l’armée

    nigériane n’intervienne pour rétablir le calme, plus de 25 bâtiments et des

    douzaines de véhicules avaient été incendiés. Comme le précise Daniel Smith

    dans son analyse de ces événements, « dans les récits populaires et l’importante

    couverture de presse de ces incidents, les émeutes d’Owerri étaient présentées

    comme une purification religieuse. La destruction des biens était vue comme

    une révolte populaire contre une association de fléaux : enlèvements d’enfants,

    meurtres rituels, et enrichissement facile ».

    La confusion entre le pouvoir du Christ et le pouvoir du diable, à travers

    leurs multiples incarnations dans des personnes, objets, rêves et pratiques, est

    partout latente dans l’imaginaire pentecôtiste. Avec toutes ses légions d’esprits

    diaboliques aux prises avec le Christ, le pentecôtisme se révèle être un étrange

    monothéisme. Les changements survenus avec le succès de la nouvelle vague

    n’ont fait qu’exacerber et rendre plus visible encore cette ambivalence. Ce

    sont peut-être des « escrocs de Dieu», des «faux prophètes», mais, pour les sceptiques

    et les critiques comme pour les fidèles, ce sont avant tout des hommes

    dotés d’un pouvoir non seulement matériel, mais surtout surnaturel. Le « pouvoir

    du Bien » et les « pouvoirs du Mal » occupent le même champ de bataille

    et, dans la mêlée, on a de plus en plus de mal à tracer des lignes de front. Cette

    interpénétration se trouve résumée par une question d’un journaliste, dans

    un article sur le pasteur T. B. Joshua, qui se vante d’avoir guéri des malades

    du sida. Des milliers de gens, dont des Européens, sont arrivés chez lui dans

    l’espoir d’un miracle. Une équipe de la BBC est même venue enquêter sur ses

    allégations. Mais, comme l’écrit notre journaliste, « une grande question

    demeure : d’où vient son pouvoir ? De Dieu ou des dieux 21?».

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    Les pouvoirs ambivalents de la modernité

    Il reste à clarifier la position du pentecôtisme par rapport à la question épineuse

    de « la domestication de la modernité 22 ». Dans les discours et l’imaginaire

    pentecôtistes, l’importance accordée aux objets et aux pratiques de la

    culture matérielle des « Blancs », ainsi que les modèles et les promesses de

    réussite véhiculées d’abord par la colonisation, puis par la globalisation, ont

    donné lieu à des analyses qui situent l’essor du pentecôtisme par rapport à sa

    capacité de formuler une réplique locale des modèles occidentaux. Comme le

    démontre Joseph Tonda, la plupart de ces analyses de la « domestication » de

    la modernité empruntent le même chemin, même si, au premier regard, les

    démarches semblent quelque peu opposées 23. À l’instar des discours sur la

    « modernité » de la sorcellerie 24, ces analyses gardent intacte « la différence

    culturaliste instituée entre le Dieu chrétien et le génie sorcier du paganisme,

    pourtant parties prenantes de la même contemporanéité et des mêmes “structures

    de causalité”, notamment dans les Églises de guérison 25 ».

    Si cette différence apparaît comme essentielle dans les discours sur le salut,

    le pouvoir et la réussite, elle est très difficile à établir. Il est facile de ne pas croire

    aux professions de foi anti-sorcières des dirigeants, et même des croyants

    pentecôtistes, surtout quand l’argent et le pouvoir deviennent les enjeux principaux.

    Cette difficulté que l’on a « à croire en cet état de converti » provient

    en premier lieu d’une fausse opposition entre «modernité» et « tradition », entre

    pouvoir de Dieu et pouvoirs sorciers. Comme le dit J. Tonda, si l’on pensait

    l’autochtone ordinaire capable «de s’aliéner complètement cette disposition

    qui le définit comme autre, la concession de l’indigénisation, principe ethnocentriste

    par excellence, n’aurait pas été nécessaire 26 ». À l’opposé d’une telle

    position, Tonda soutient que « le Dieu historique de la mission civilisatrice et

    le génie sorcier, en tant que réalités symboliques inscrites dans la dynamique

    historique et marquées par l’ambivalence, ne se définissent pas […] dans une

    21. The Week, 13 avril 1998.

    22. Pour ce faire, je vais reprendre et discuter les arguments de l’article de J. Tonda, « Capital sorcier

    et travail de Dieu », Politique africaine, n° 79, octobre 2000, pp. 48-65.

    23. Voir P. Geschiere et M. J. Rowlands, «The domestication of modernity: different trajectories », Africa,

    66 (4), 1996.

    24. Voir P. Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995 ;

    J. et J. Comaroff (dir.), Modernity and its Malcontents, Chicago, University of Chicago Press, 1993.

    25. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 48.

    26. Ibid., p. 50

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    relation d’extériorité irréductible en Afrique. C’est une seule et même puissance

    que symbolisent Dieu, le génie sorcier, les marchandises de luxe et la coalition

    de forces agressives de l’imaginaire de la “modernité africaine” 27 ».

    Au regard des études passées, une telle proposition semble quelque peu

    hérétique. En effet, le pentecôtisme comme les autres mouvements charismatiques

    ou « syncrétiques » sont souvent décrits comme présentant une revanche africaine

    sur l’impérialisme occidental. Si Devish ne parle pas spécifiquement des

    pentecôtistes, ces derniers appartiennent incontestablement aux « Églises charismatiques

    » qu’il a étudiées. Pour lui, celles-ci « représentent, en partie, une

    réponse à l’intrusion coloniale belge, l’État moderne et le consumérisme capitaliste.

    Elles essaient de renverser les modèles étrangers de la modernité et de

    guérir les plaies psychosociales infligées par l’occupation et le “blanchissement”

    effectué par les écoles et les Églises chrétiennes 28 ». Cette démarche reprend un

    vieux thème de l’étude du christianisme en Afrique, celui de son caractère

    superficiel. Les pratiques « africaines » seraient autant de « génies païens » que,

    «même converti au christianisme, l’Africain garde sous le coude pour, selon

    l’expression de A. Mbembe, “déconstruire” l’absolu occidental », et qui finissent

    par l’« envelopper » et l’« étouffer 29 ». De ce point de vue, « non seulement Dieu

    et le génie sorcier sont pensés en général comme irréductiblement hétérogènes,

    mais en plus, la dynamique de Dieu en Afrique, par prophètes et “convertis” interposés,

    ne serait en réalité que la dynamique d’une Afrique païenne, indocile et

    donc sorcière, prompte à contrecarrer le Dieu chrétien 30 ».

    Dans d’autres approches plus nuancées, le pentecôtisme semble représenter

    une réponse ambivalente aux modèles de modernité qu’incarnent les états

    coloniaux et postcoloniaux, les discours missionnaires, l’éducation, et le marché

    capitaliste. En quête de modernité mais soucieux d’éviter les dangers

    qu’elle représente, les individus embrassent le pentecôtisme comme solution

    «médiane » offrant une rupture avec la « tradition » en même temps qu’un

    discours « critique » sur la modernité. Les biens de luxe sont dangereux, selon

    B. Meyer, à cause de leur « origine étrange» dans le marché du capitalisme mondial.

    Le diable et ses suppôts y sont associés et symbolisent l’économie capitaliste

    dans les discours pentecôtistes, qui se posent ainsi en critiques de cette

    économie. Cependant, il n’est pas évident que cette approche soit différente

    de la précédente. Comme le dit Tonda, « la puissance d’étouffement du génie

    sorcier se trouve renforcée par une coalition de forces absolument redoutables

    et mises sur le même plan : les démons, le Diable, les fantômes, les dieux non

    chrétiens et les marchandises de luxe occidentales qui les symbolisent. […] La

    conspiration pour déicide en Afrique aurait ainsi, comme à l’époque de Judas,

    des complicités dans l’entourage même de Dieu : les démons, le Diable, et les

    marchandises, arrivés en Afrique en compagnie de Christ 31 ».

     

    Politique africaine

    Prospérité miraculeuse : les pasteurs pentecôtistes…

     

    Il est tentant de voir, dans l’évolution du pentecôtisme au Nigeria et les changements

    dans les imaginaires de la réussite et du pouvoir, les effets d’une

    telle emprise des logiques sorcières. Au départ, on semble avoir affaire à un

    mouvement chrétien « purificateur » très classique qui explique les malheurs

    du présent – en l’occurrence la réussite de quelques individus et le désespoir

    des autres – par les logiques sorcières du passé, et qui insiste sur une rupture

    totale avec un tel passé. L’instauration d’une éthique puritaine, un retrait « sectaire

    » et l’élaboration d’un imaginaire mystique en réponse aux déceptions de

    ce monde le placent dans la tradition d’un « fondamentalisme » purificateur,

    et semblent être les garanties de son « incorruptibilité ». On voit cependant ce

    mouvement gagné progressivement par les mêmes pratiques sorcières et par

    les mêmes forces d’« indocilité » qu’il était censé éliminer.

    Une telle interprétation ne peut cependant tenir que si l’on refuse de voir dans

    ce mélange de logiques sorcières et de logiques chrétiennes une revanche africaine,

    définie en termes culturalistes, sur une modernité occidentale. Il faut

    considérer, comme le fait Tonda, le génie sorcier et le Dieu chrétien comme « à

    la fois des composantes et des symbolisations d’un système unique » qui s’appelle

    la modernité. Ils ne sont pas en tant que tels dans une relation d’extériorité

    ni dans une relation d’opposition absolue. Le capital sorcier et le « génie du

    Blanc, indifféremment génie du Christ, de l’argent, de la science, de la technique,

    de la sorcellerie, de l’État colonial et néocolonial 32 », font partie, dans l’Afrique

    d’aujourd’hui, d’une seule et unique force. La présente étude démontre bien le

    processus de reproduction décrit par Tonda. D’abord, le pasteur pentecôtiste

    « aide involontairement à reproduire le capital sorcier » en luttant contre les

    forces sorcières, créant ainsi une insécurité qu’il ne peut contrôler que provisoirement.

    À travers les gestes de guérison et les autres «miracles» censés remplacer

    le «charlatanisme sorcier », ces pasteurs apparaissent dotés des mêmes pouvoirs

    magiques extraordinaires, et donc sorciers. S’ils n’accroissent pas le nombre

    réel des activités sorcières, ils font croire à leur multiplication, et utilisent cette

    croyance pour leur réussite. La diffusion par les médias de témoignages pentecôtistes

    et, plus tard, de films vidéo sur les agissements des pouvoirs sorciers

    et diaboliques est sûrement pour beaucoup, depuis dix ans, dans l’obsession

    générale envers les pouvoirs occultes des villes du sud du Nigeria. Le troisième

    27. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 51

    28. R. Devish, « “Pillaging Jesus”… », art. cit., p. 555.

    29. R. Otayek et C. Toulabor, « Innovations et contestations religieuses », Politique africaine, n° 39,

    septembre 1990, pp. 109-123. Voir aussi A. Mbembe, Afriques indociles, op. cit., pp. 7-24.

    30. J. Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », art. cit., p. 50.

    31. Ibid., p. 50.

    32. Ibid., p. 65.

    33. J. Tonda, «capital sorcier et travail de Dieu», art. cit., p. 60.

    34. Ibid., p. 61.

    35. Voir J. Lafontaine, Speak of the Devil. Tales of Satanic Abuse in Contemporary England, Cambridge,

    Cambridge University Press, 1998.

     

    LE DOSSIER

    Figures de la réussite

     

    aspect de cette reproduction est le processus d’individualisation que la conversion,

    en instaurant une relation directe entre Dieu et le croyant, doit encourager.

    L’individualisme est aussi intimement lié « au capital sorcier, basé lui aussi

    sur l’exacerbation de l’individu et sur sa relation personnelle et directe avec les

    forces surnaturelles 33 ». Il entre également dans cette reproduction « la relation

    étroite établie entre les valeurs matérielles, sources de fascination, de convoitise

    et de jalousie », donc de potentiel sorcier, « et le travail de Dieu ». Dans

    notre cas, ce lien est fait explicitement, que ce soit dans la démarche des « saints

    hommes» ou dans celle «des escrocs de Dieu ». Finalement, la reproduction du

    capital sorcier se fait par « la relation directe qui s’établit entre le détenteur de

    la puissance divine et le pouvoir, ce dernier ayant plus que jamais, en Afrique,

    partie liée avec la criminalité sorcière 34 ». Les vifs débats que suscitent les pasteurs

    comme Idahosa, et les réactions violentes comme celles qui se sont produites

    à Owerri, sont autant d’arguments en faveur de cette relation directe.

    Enfin, s’il était besoin de fournir davantage de preuves que l’approche

    culturaliste n’apporte rien à la compréhension des logiques sorcières de la

    modernité, il suffirait de constater que le pentecôtisme n’est pas une invention

    africaine, et que la présence des forces diaboliques et d’un imaginaire du pouvoir

    qui mélange le spirituel et le matériel, même s’il semble particulièrement

    adapté aux logiques « indigènes », n’est pas le fruit d’un « syncrétisme ». Certes,

    la relation entre le travail de Dieu, la réussite, la richesse et les pouvoirs sorciers

    prend une forme unique, parce qu’elle est le produit d’une histoire particulière,

    au Nigeria comme sous d’autres cieux. Mais cette relation est ambivalente

    partout où se rencontrent la doctrine de la prospérité et la guerre spirituelle

    mondiale contre Satan. Que les accusations de sorcellerie et de violences perpétrées

    sur des enfants au cours de rituels sataniques, qui ont provoqué de véritables

    paniques morales en Grande-Bretagne et aux États-Unis, aient pour

    origine des pasteurs et des membres d’Églises « fondamentalistes » devrait

    nous faire réfléchir aux liens étroits existant entre sorcellerie, christianisme et

    modernité 35. On peut cependant dire qu’en tant que mouvement issu de la

    modernité, le pentecôtisme offre une alternative à sa ratio dominante. Si le pentecôtisme

    a des tendances meurtrières, il n’est pas complice du déicide en

    Afrique, mais de la mort de la sécularisation en Occident ■

    Ruth Marshall-Fratani, SOAS, université de Londres

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